Haïti Littéraire
En recevant l’invitation à assister à cette rencontre littéraire j’ai peu fait attention au titre : « Haïti Littéraire ». Dans mon esprit, il s’agissait juste d’un intitulé, comme il en faut un pour une telle activité. L’information pour moi résidant en ce que la rencontre se ferait autour de la littérature haïtienne. Ce qui en soit suffit à me rendre disponible. Et pourtant, ces deux mots m’ont ouvert un monde inconnu.
Anthony Phelps (à gauche) et Jean-François (photo I. Mbore)
Entre 1961 et 1964, cinq poètes haïtiens (ils étaient six au départ) se rencontrent (ils préfèrent se reconnaissent) et se fréquentent sur la base de leur commune pratique de la poésie : Denis Villard dit Davertide, Serge Legagneur, Roland Morisseau, René Philoctète et Anthony Phelps. Auguste Thénor, le sixième, opta très tôt pour le militantisme syndical et mourut en 1974 dans les geôles duvaliéristes. Ni la race - alors que la négritude est en vogue dans le monde Noir francophone – ni la créolité ne sont les dénominateurs par lesquels ils définissent leur identité. C’est une exigence de qualité qui est au cœur de leur démarche. Ils se réunissent régulièrement pour partager leurs textes et les soumettre à la critique sévère de tous. Ils ne se veulent pas école de poésie mais optent pour le liberté de leur diction poétique : « symbolisme, surréalisme, poésie épique, nous n’avions aucune entrave, le seul critère était l’excellence du texte » (Anthony Phelps). Ils assument aussi un engagement politique dans leurs œuvres dès lors que la qualité n’en pâtit pas. Cet engagement politique leur vaudra la dispersion à travers le monde par l’exil auquel les contraindra la violence duvaliériste. dénommés d'abord Samba, ils opterons ultérieurement pour l'appellation Haïti Littéraire.
Vue de l'assistance durant la rencontre (photo I. Mbore)
Cette rencontre du 21 novembre 2009 à Bruxelles, à l’initiative de l’ambassade de Haïti à Paris et l’intermédiaire du CEC (Coopération par l’Education et le Culture, une ONG belge était organisée autour d’Anthony Phelps, l’un des deux derniers survivants du noyau dur de Haïti Littéraire. L’autre étant Legagneur. Parce qu’à 81 ans, Phelps a la mémoire un peu gruyère, les organisateurs l’ont entouré de deux souffleurs de luxe qui devaient aussi confesser leur filiation au mouvement : Louis Philippe Dalembert et Jean-François Alvin (dit A20), tous deux Haïtiens et hommes de lettre. Venus au monde en cette décennie 1960, ils sont nés avec le mouvement à qui ils ne cachent pas être un peu redevables, comme d’autres grands noms des lettres haïtiennes, de Emile Olivier à L. Trouillot, en passant par Frankétienne. La rencontre a aussi été l’occasion d’un bel échange entre Dalembert et A20 au sujet de la créolité qui m’a rappelé la converse sur la posture vis-à-vis de la France dans lest lettres francophones africaines.
La rencontre m’a surtout permis de découvrir un univers littéraire que j’ignorais. Ce qui est une honte pour quelqu’un qui consacre le plus clair de son temps de lecture à la littérature négro-africaine.
Quelques vers de A. Phelps:
"Je continue ô mon pays ma lente marche de poète
un bruit de chaîne dans l'oreille
un bruit de houle et de ressac
et sur mes lèvres un goût de sel et se soleil
Je continue ma lente marche dans les ténèbres
car c'est le règne des vaisseaux morts
Ils sont venus à fond de cale
tes nouveaux fils à la peau noire
pour la relève de l'Indien au fond des mines
(Le dieu de l'Espagnol n'a point de préjugés
pourvu que ses grands lieux de pierre et de prières
soient rehaussés de sa présence aux reflets jaunes
peu lui importe la main
qui le remonte du ventre de la terre)
Et l'homme noir est arrivé
avec sa force et sa chanson
Il était prêt pour la relève
et prêt aussi pour le dépassement
Sa peau tannée défia la trique et le supplice
Son corps de bronze n'était pas fait pour l'esclavage
car s'il était couleur d'ébène
c'est qu'il avait connu la grande plaine brûlée de la liberté
Alors pour que l'Indien suivi du chien muet
chasse l'oiseau chanteur dans le pays des abricots
avec sa flèche protégée d'un tampon de coton
pour que le fils connaisse son père
et que la fille ne soit plus
une fontaine au bord des routes
et pour que l'homme soit respecté
et dans sa chair et dans sa foi
ce fut la trouée noire
et dans l'histoire
la haute brèche de couleur
Ô Pères de la patrie
Précurseur Empereur Roi bâtisseur Républicain
Pères glorieux que je ne nommerai point
car tous mêmement avez droit à notre amour
ô Pères de la patrie
accordez nous le don du courage et de l'honneur" ( "Mon pays que voici", édition Mémoire d'Encrier pp 40et 41)